Les « BÊTES DE CONCOURS » comme on les appelle.
Le soleil projette ses premiers rayons, encore tièdes, qu'un groupe de concurrents pénètre dans le local, ce lieu choisi pour la distribution des places et le remise des prix, qui réunit, chaque semaine, ces " bêtes de concours ", comme on les appelle.
Certains ont à peine dormi. Ce sont les plus jeunes, ceux qui chaque dimanche sera peut-être le plus beau jour de leur vie. C'est qu'une victoire dans un grand concours, ça compte ! Puis, il y a les anciens, plus résignés, mais qui gardent tout de même un faible espoir au fond du cœur, ne fut-ce que pour montrer aux jeunes qu'ils ne sont pas encore à mettre au " rebu ".
Enfin, il y a les vedettes, qui regardent avec plus ou moins d'indulgence ces concurrents qui ne rêvent que de prendre leur place. Ah oui, j'allais oublier les juniors, mais il n'y en a presque plus, et pour cause. La pêche de compétition n'a plus rien à envier à certains autres sports en ce qui concerne le coût du matériel et des accessoires.
Lorsque les places sont distribuées, quelques visages s’illuminent. Pour d’autres, la journée commence mal. Les pointes sont jalousées ; de petites remarques fusent, paraissant ironiques, mais qui le sont moins dans l’esprit de ceux qui les font.
Peu après, c’est le départ vers le lieu des joutes halieutiques. Au bord de l’eau règne une intense agitation. Ici, ce pêcheur se fait une place plus confortable en entaillant la berge, très en pente. Là, un autre, un tantinet démonstratif, étale le contenu de son fourreau autour de lui et bientôt un rideau de cannes, pointées vers le ciel, semble le protéger des intrus, à moins que ce ne soit pour faire comme les champions… ou « Stouffer » quelque peu.
Plus loin, un gamin, un rescapé, sort timidement « sa » canne, la seule qu’il possède, au prix de combien de sacrifices. Comme dans toutes les disciplines, il y a les rapides et les plus lents, les calmes et les inquiets.
Au premier coup de corne, tout se précipite. On entendrait, à la limite, ces cent ou deux cents cœurs battre à 120.
Au deuxième coup, c’est le bombardement de centaines de kilos d’amorces diverses, abondamment truffées de vaseux, pour attirer la gent aquatique qui n’en demandait pas tant.
Ensuite, les longues cannes tracent des lignes parallèles sur l’eau dont la surface redevient naturelle, et la bagarre commence.
Les premiers poissons prennent le chemin des bourriches. Le silence est interrompu par les premiers jurons. Lignes emmêlées, poisson manqué, casse.
Déjà depuis le premier coup de corne, la métamorphose s’est opérée. Le pêcheur n’est plus lui-même, il est entré dans un autre monde. Il supporte à peine les quolibets de ses copains ou les conseils de ses proches. D’autant plus que le voisin semble prendre davantage.
Certains comme celui-ci, près de l’arbuste, sont à la fête. Dans la bourriche, gardons, perches et autres goujons se succèdent à cadence élevées. Il sera probablement parmi les premiers, ce soir. Un coup d’œil rapide pour voir ce que font d’autres et… zut un de raté ! Une dame, un peu perdue entre ces mâles décidés à montrer leur supériorité, halieutique bien entendu, ferre sur sa première touche et, après avoir tremblé tout son corp, amène une belle brème à l’épuisette. Ce n’est pas vrai, s’exclament les voisins. Ce n’est pas moi qui aurai cette chance. Leur regard en forme de canon de fusil se passe de commentaires. Certains, soit en début, soit dès que leurs voisins réussissent mieux qu’eux, se mettent à déplacer leur flotteur sans arrêt, à tel point qu’ils finissent par ne plus savoir à quelle hauteur ils pêchent. D’autres changent de ligne, reviennent à la première, en essayent une troisième. D’autres encore doutent de leur amorce, remettent leurs convictions en question. La journée sera mauvaise. Un de plus.
On en voit qui ont déjà accepté le verdict ; ils ont posé la canne sur des piquets et déjeunent en pensant à dimanche prochain. Soudain, un petit drame se déroule là-bas. Après nonante minutes d’attente, ce vieil homme a vu son flotteur s’enfoncer ; il a ferré et s’est trouvé aux prises avec une grosse carpe. Il assiste impuissant à ses évolutions. Il sait pourtant que la casse est imminente, mais il lui parle en silence. Doucement, ma belle, viens, je t’en prie, tu es ma dernière chance.
L’anxiété des autres croit et, lorsque l’inévitable se produit, c’est pour eux un grand soulagement. Le vieil homme, lui, est tout pâle. Il voudrait pleurer. Il n’hésite. Flanquer tout à l’eau ou continuer…
A la fin du concours, quelques curieux suivent le déroulement de la pesée. Ce sont les mêmes qui tournent en rond au local, dans l’attente des résultats. Ils imaginent n’importe quoi pour pénétrer dans le locale où se font les classements.
Les autres ont pris place aux tables, les visages rougis par le bol d’air qu’ils ont pris. Pour eux le résultat est sans importance, comme d’habitude. J’ai toujours admiré ces épouses qui partagent la journée de leur mari pêcheur. Elles auraient peut-être préféré rester à la maison, s’occuper du ménage ou choisir leurs loisirs, mais elles ont compris l’importance que la pêche revêt pour lui. Elles savent, mieux que quiconque, qu’il attend impatiemment la fin de la semaine pour faire la seule chose pour laquelle il est son propre patron, cette pêche qui lui permet d’être quelqu’un d’autre et lui donne la possibilité de devenir… peut-être, l’un de ces champions qu’il envie tant.
À l’appel de son nom, chaque lauréat peut à peine contenir la joie qui l’envahit. Lorsqu’il s’avance vers les organisateurs, tous les regards posés sur lui, le sol semble s’échapper sous ses pieds. Il embrasserait tout le monde. Il est si heureux. Il a atteint le but pour lequel il est présent chaque semaine, au lever du jour, dans tel ou tel local, quel que soit le temps.
Et si vous lui demandez ’il a eu beaucoup de plaisir à pêcher, il vous répondra bien souvent que la pêche pour le plaisir, pour ce qu’elle apporte comme détente, n’est possible que si on la pratique seul, ou entre amis, mais hors concours.
Lorsque les prix sont distribués, tous les participants se réunissent autour d’une chope. Ils redeviennent petit à petit des hommes comme les autres, avec leurs joies et leurs peines. Ces gens qui peuvent vous souhaiter le pire et vous en vouloir… à mort si vous réussissez mieux qu’eux, sont des êtres humains à part entière et sont bien souvent très généreux et d’une grande amabilité dans la vie. Seul cet esprit de compétition, ce goût de la victoire les rendent méconnaissable. Mais cela se retrouve dans tous les domaines où les mots « concours » ou « jeu » apparaissent et pas seulement dans le domaine de la pêche. C’est pourquoi j’engage les pêcheurs qui n’ont pas ce « virus » à considérer ces « bêtes de concours » comme on les appelle, avec autant d’égards qu’ils auraient pour ceux qui pensent comme eux même si leur définition du mot « pêche » de compétition perpétuelle au cours de laquelle les faits que je viens de narrer se déroulent, à quelques variantes près ?